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Sur la « question » des « femmes »
Si, comme dit Marx dans les Manuscrits de 1844 en reprenant une idée de Fourier, le rapport entre sexes « permet de juger de tout le degré du développement humain », il doit permettre aussi de juger du degré du développement des révolutions. Mesurées à ce critère, les insurrections passées ont piètre figure, car on aurait du mal à en trouver où la domination masculine n’ait pas prévalu.
Ce fait indéniable, la théorie radicale ne le prend guère au sérieux.
Traditionnellement, l’anarchisme n’y voyait pas une question particulière : la libération de l’humanité libérerait les femmes et les hommes. Depuis les années 1970 et la montée d’un mouvement féministe, de nombreux groupes anarchistes traitent les femmes comme une catégorie de plus – trop longtemps oubliée – à ajouter à la liste des catégories opprimées et porteuses de potentialités révolutionnaires.
Quant aux marxistes, sous prétexte de replacer la partie « femmes » dans le tout « prolétariat » et de distinguer entre bourgeoises et prolétaires (distinction certainement essentielle), la plupart dissolvent « la femme » dans la classe. Malheureusement, sans cette partie-là, la totalité n’existe pas.
Nous estimons au contraire impossible de penser l’émancipation des femmes comme une simple conséquence de l’émancipation humaine en général : c’en est une composante indispensable.
Mauvaises intentions ?
Notre but étant de proposer un cadre théorique, beaucoup d’aspects ont été laissés de côté.
Entre autres, on n’abordera ni les origines ni le passé du rapport homme/femme, seulement ce qu’en a fait le mode de production capitaliste, surtout sous ses formes les plus « modernes » 1.
En effet, le capitalisme n’est pas la cause d’une sujétion féminine qui lui est antérieure de plusieurs millénaires, si ce n’est davantage. Mais aujourd’hui, c’est lui qui perpétue cette sujétion, que nous ne pouvons donc combattre que sous sa forme capitaliste, telle qu’elle est reproduite par le salariat et la propriété privée.
Si nous ne voyons évidemment pas dans le rapport entre les sexes le moteur de l’histoire, la « question des femmes » n’apporte pas non plus la révélation que nous attendions, la pièce manquante du puzzle théorique (ou pratique) dont la découverte récente permettrait qu’enfin il fonctionne 2.
« Reproduction » et propriété privée
« Reproduction » est devenu un concept fourre-tout autorisant à mêler reproduction de l’ensemble des conditions de la vie sur Terre, de l’espèce humaine, de la population, du capital à travers ses cycles, du rapport capital/travail salarié, et la reproduction de toute la société.
Or, de cette reproduction sociale, le rapport homme/femme fait évidemment partie, mais la difficulté est de comprendre comment s’articule la division sociale du travail avec la division sexuelle de la société.
La reproduction des enfants est plus que le fait de les mettre au monde et les élever. Bien que les capitalistes ne soient pas tous des héritiers, une naissance chez des bourgeois est difficilement séparable de la question de la transmission du patrimoine. Les bourgeois sont beaucoup plus conscients qu’on l’imagine de la nécessité de préserver leurs intérêts collectifs et de se perpétuer comme classe. « Même lorsqu’il engendre, le Bourgeois est dans les affaires » (Léon Bloy) 3.
Comme toute société, la société capitaliste doit maîtriser sa reproduction, et dans son cas cela veut dire perpétuer une de ses bases : la propriété privée.
Les bourgeois sont les propriétaires de l’essentiel (des moyens de production, donc des moyens de vivre dont l’immense majorité est séparée), et il y a un abîme entre celui qui possède 3% des actions de Toyota et celui qui possède simplement l’appartement où il habite (60% des Français sont propriétaires). Un meilleur mot pour cet abîme est classe. Et la division en classes se reproduit. Certes, d’une génération à l’autre, tous les enfants de bourgeois ne deviennent pas bourgeois, mais la classe bourgeoise en tant que structure se perpétue en particulier à travers la famille. Nous ne vivons pas dans un univers atomisé d’individus nés de nulle part et dénués d’intérêt pour ce qui arrivera après leur mort. Même le self made man le plus solitaire entend que sa fortune ne se perde pas le jour où il ne sera plus là.
Mais la famille n’est pas simplement nécessaire à la propriété privée. Une prise en charge complète du soin et de l’entretien des enfants par la collectivité publique relevant aujourd’hui de la science-fiction, la famille sert aux prolétaires comme aux bourgeois de lieu de vie et de solidarité minimale, souvent bien au-delà de l’enfance. Bien qu’elle ait cessé d’être le bloc « papa + maman + enfants » cher aux participants de la « Manif pour tous », la famille reste la cellule élémentaire la plus courante de la vie en société et elle persiste en tant qu’institution.
Une famille est tout autre chose qu’un couple. Dès que cohabitent parent et enfant, il y a famille, sous des formes différentes d’antan, notamment la famille recomposée (près d’un tiers des ménages étasuniens) et le foyer monoparental (27% des enfants vivent ainsi aux Etats-Unis). De plus en plus de couples homos élèvent des enfants (selon l’INSEE, en 2013, 10% des 100.000 couples homos recensés en France). La parenté devient la parentalité, et le couple conjugal la conjugalité : l’abstraction des termes reflète l’impossibilité de ramener la famille contemporaine à une forme unique fixe. « Parent » ne signifie plus père ou mère biologique mais celui ou celle qui joue un rôle parental.
Pour autant, la famille du 21e siècle ne perd l’apparence et la mentalité de la famille traditionnelle qu’en en conservant la fonction, et elle en retrouve comme il est normal les préoccupations et les pratiques. Avec ou sans enfants, et plus encore s’il en a, un couple homo marié assure la sauvegarde et le passage des biens dont il dispose : il se comporte comme une famille, lieu où se garde et qui transmet la propriété privée
Femmes comme reproductrices
Si la famille occupe cette place centrale, reste à comprendre pourquoi son fonctionnement s’accompagne d’une domination sur les femmes.
Avant tout, parce que le capitalisme signifie le règne de la production. Afin de dissiper un malentendu, précisons le sens du mot. Toute société repose sur la (re)production de ses conditions de vie. Mais le capitalisme soumet la société à l’impératif de produire, de produire de la valeur. S’il fabrique (et détruit) le plus possible, ce n’est pas afin d’entasser des objets, mais d’engendrer de la valeur et de l’accumuler. Il est donc logique que tout être ou chose soit traité en instrument de production.
Pour les femmes, il en découle un statut différent et inférieur comparé à celui des hommes.
Fait biologique, seules les femmes ont la capacité de porter l’enfant dans leur corps, le mettre au monde et l’allaiter, et une société où chacun existe d’abord comme instrument de production ne manque pas de spécialiser les femmes dans ce rôle et d’en faire une contrainte.
Malgré mille exceptions et à des degrés infiniment variés, même aujourd’hui, une femme est considérée comme ayant vocation à être mère, jusque dans les milieux vivant une sexualité « différente » ou minoritaire : une lesbienne ne sera pas l’égale d’un gay. La famille la plus moderne n’attend pas la même chose d’une fille ou d’un garçon. Dans la plupart des cas, les femmes subissent une pression sociale, franche ou insidieuse, explicite ou non dite, pour être mères et la meilleure contrainte à la maternité, c’est le couple, avec ou sans mariage.
Femmes et rapport d’exploitation
Un monde où prédomine le travail est conduit à hiérarchiser les êtres selon leur place dans le travail, dans la production qui « compte », aux deux sens du mot : celle qui est comptabilisée et socialement privilégiée : la production de valeur par le travail, c’est-à-dire le travail salarié.
Comme production au paragraphe précédent, le mot travail exige une précision. Nous n’appelons pas ici « travail » le fait d’agir pour modifier quelque chose (travailler dans le jardin, travailler le piano, travailler les esprits, travailler le bois, etc.), ni non plus le fait qu’une activité soit contrainte. Certes le travail salarié suppose une coercition : on va travailler parce qu’on y est forcé pour gagner l’argent nécessaire à vivre, et chaque heure passée à l’atelier ou au bureau se déroule sous la dépendance d’un patron. Mais cette soumission a un but : faire en sorte que ce travail rapporte à un capital, qu’il soit productif de valeur, qu’il valorise l’entreprise.
Or, homme et femme ne sont pas à cet égard dans la même situation.
Dès qu’existe une différence dans la société entre deux groupes, ceux qui travaillent et ceux qui organisent le travail (même s’il leur arrive de travailler aussi), les femmes se trouvent dans la position particulière de travailleuses d’appoint, en tout cas non permanentes, en raison des périodes de grossesse et d’allaitement. Leur fonction reproductive d’enfants les oblige à interrompre régulièrement leur participation à la reproduction générale de la société. Le travail (l’exploitation) étant au centre de la société, les femmes n’y tiennent qu’une place secondaire. Les hommes effectuant davantage les tâches d’organisation et de commandement (qui s’exercent à temps plein, sans interruption), s’approprient une part plus grande des richesses produites, et occupent les premiers rôles dans la vie politique, religieuse ou culturelle. Les hommes, exploiteurs ou exploités, sont en permanence insérés dans le rapport d’exploitation : les femmes (exploiteuses et exploitées) n’y sont pas. Même en Suède, où le taux d’emploi féminin est le plus élevé du monde, beaucoup de femmes travaillent à temps partiel, notamment dans les secteurs public et hospitalier. Ce n’est pas en soi la maternité incombant aux femmes qui fait leur statut inférieur mais le rôle que joue la maternité dans une société dominée par le travail, par l’impératif de produire et par la division sociale.
En conclusion de ces deux paragraphes, on peut avancer que la place subalterne des femmes est liée à la reproduction sociale et à la famille : cette infériorité n’est pas organisée par la famille, mais c’est le premier lieu où elle se manifeste et se vit. Malgré PMA et GPA, l’espèce humaine ne se reproduit pas en laboratoire : les enfants sont encore faits et élevés au sein de familles, qui restent le creuset de la formation des rôles sexués et de la subordination féminine. La GPA peut être vue comme un « service » (secteur tertiaire) apporté aux familles, l’indisponibilité physique due à la maternité, et donc l’infériorisation étant reportées sur des femmes d’autres classes 4.
La division sexuelle de la société fait partie de la division sociale du travail, bien que la première ne soit pas un décalque, pas un simple effet de la seconde.
Contrôle socialisé
Le patriarcat, c’est la domination du chef de famille quand la famille est la cellule économique de base. C’est le pouvoir des pères, des chefs (mâles) de famille. Patriarcat et propriété ont longtemps été de pair. Filiation et transmission du patrimoine étaient liés : le père de famille devait être sûr que l’héritier soit bien son fils 5.
Loin de disparaître, le patriarcat sévit même au cœur des pays dits développés et riches, mais il n’est pas indispensable au capitalisme.
La nouveauté capitaliste n’est pas de mettre les femmes au travail : auparavant, en plus des tâches domestiques, elles travaillaient au potager, au champ, dans la boutique ou au marché, mais toujours en lien avec le foyer familial, qui coïncidait avec la plus petite unité économique. Le changement est venu quand le travail féminin est passé de la direction d’un mari à celle d’un patron (parfois une patronne).
Sous le capitalisme, si les relations homme/femme n’organisent plus directement la production, elles continuent à jouer un rôle dans la division du travail. Le capitalisme entretient la hiérarchie et l’oppression sexuelles, mais il les transforme à sa façon.
Le terme de domination masculine induit en erreur si l’on croit que la subordination des femmes est aujourd’hui l’œuvre d’individus mâles. Ceux-ci n’en sont plus que les relais, et pas les principaux. Le contrôle social a cessé d’être exercé avant tout par un individu (le mari) : il est chapeauté par la collectivité. Dans les services médico-sociaux, les femmes sont sous tutelle (« pour leur santé et pour leur bien ») d’un personnel au moins autant féminin que masculin. Comme il se doit, rentrée chez elle, dans la rue, partout, l’assistante sociale ou la doctoresse sera elle-même sous l’emprise sociale qu’elle exerçait quelques heures plus tôt sur d’autres femmes.
Le « pouvoir médical » s’applique à tous, mais toujours plus spécialement aux femmes, suivies médicalement dès l’adolescence, qu’elles aient ou pas des enfants, par un gynéco, un accoucheur, des sages-femmes, un pédiatre pour les visites post-natales, puis encore un gynéco.
Cette douce surveillance est loin d’un Big Brother. L’Assistance sociale, la Sécurité Sociale, l’Etat moderne, c’est aussi un ensemble d’institutions qui aident et défendent les femmes, et, contrairement à ce qui se passait autrefois, la puissance publique protège (formellement et parfois réellement) les femmes contre leur conjoint. Faute de supprimer les brutalités et les meurtres domestiques, la société les régule. L’État s’immisce dans l’intimité du couple en codifiant les comportements, par exemple en condamnant le viol conjugal (comme d’ailleurs en sanctionnant la maltraitance des enfants). Mais cette protection des femmes démontre sa sujétion : la justice vient au secours d’un être supposé faible incapable de se défendre. Et la protection est accordée en échange de l’acceptation par les femmes d’un rôle spécifique, un rôle de mère 6.
La tendance à l’« unisexe » a fait passer de l’ancestrale soumission directe et personnelle des femmes à un mari, à une dépendance indirecte, tutelle d’autant moins ressentie qu’elle est impersonnelle, anonyme, diffuse et démocratique (avant les femmes n’avaient pas le choix et faisaient 4 ou 8 enfants… aujourd’hui elles choisissent d’en faire 2,1).
De la démocratie en la famille ?
Un capitaliste si réformateur qu’il conserverait la famille en y supprimant l’infériorité des femmes est-il concevable ?
Déjà cette utopie serait en voie de réalisation. On nous décrit des cadres trentenaires habitant un quartier sécurisé de la banlieue de Stockholm, les adultes travaillant dans des start-ups LGBT-friendly, le père ayant opté pour un congé parental, les parents désignant leurs enfants de prénoms neutres pour éviter les stéréotypes sexués, ne fréquentant que des gens de milieu et de mœurs similaires, vivant un maximum d’égalité possible hommes-femmes… couple « idéal » tant qu’il resterait coupé du reste du monde… et des autres classes.
Science-fiction ? Oui, mais pas seulement. C’est un fait que la famille évolue vers une plus grande égalité entre les sexes, et qu’il se développe dans le couple une tendance au partage équitable des tâches et décisions entre partenaires.
Dans la mesure où elle existe – limitée à certains pays et à certains milieux et pas même généralisable aux 900 000 habitants de Stockholm -, cette famille modèle n’annule pas le poids des réalités de classe. Puisqu’en général les femmes reçoivent globalement un salaire (et un traitement social) inférieur à cause de la maternité, la prolétaire au bas de l’échelle souffrira davantage de cette disparité que la mère de famille d’un milieu favorisé ou bourgeois. L’avocate ou la chef de service paye une autre femme pour se décharger des tâches ménagères les plus dures. L’argent achète l’égalité, mais toutes les femmes ne sont pas égales devant l’argent. Si la subordination féminine reste plus forte dans les ménages prolétariens que chez les bourgeois, cette persistance n’est pas due aux habitudes et préjugés sexistes de prolos bornés et « réacs », mais aux conditions d’existence qui leur sont faites.
La démocratie domestique ne sera pas accessible à toutes et tous.
Égalité et capitalisme
Contrairement à d’autres systèmes d’exploitation qui pour fonctionner doivent assigner les individus à des identités différentes, généralement décidées par la naissance, le capitalisme a tendance à égaliser, à traiter toute personne non selon sa « nature » mais selon sa valeur marchande et sa capacité productive de profit : cela ne signifie pas qu’il instaure l’égalité universelle. L’inégalité entre sexes est transformée, non supprimée : le statut inférieur des femmes permet souvent de moins la payer et de lui réserver les pires conditions de travail.
Tant que le travail et l’argent domineront, l’inégalité aussi : le capital cherche « naturellement » à payer le moins possible, donc à diviser. Qui dit salariat dit concurrence entre prolétaires. Jamais le capitalisme n’égalisera tout et tout le monde. Il désunit autant qu’il nivelle, il efface des catégories et en crée de nouvelles dans la vie courante et dans le Droit 7. Afin de perpétuer la hiérarchie des forces de travail, le patron oppose selon les cas le Blanc au Noir, le « de souche » à l’étranger, le « sous statut » au précaire, l’Arabe français à l’Arabe sans-papiers, et en particulier l’homme à la femme.
Amère victoire
Quelque facette du féminisme que l’on critique, il se trouve toujours une (ou un) féministe pour dire que cette critique ne s’applique pas à elle (ou à lui). La situation se complique du fait que parfois la (ou le) féministe radical(e) ne se veut surtout pas « féministe », réservant le terme aux féministes libérales ou bourgeoises. Quoi de commun, nous objectera-t-on, entre les assos féministes sociales-démocrates et les anarcha-féministes ! Il n’y aurait donc pas de « féminisme », seulement un mouvement des femmes multiforme. Pour se démarquer du féminisme bourgeois, le féminisme radical s’ajoute d’ailleurs volontiers un adjectif (luttes de classe, matérialiste, anti-capitaliste, lesbien-radical, queer, libertaire, etc.).
Pourtant, les visages effectivement multiples du féminisme ont en commun de donner la priorité à la question des femmes et à la lutte contre l’inégalité entre les sexes, quels que soient les sens divers et opposés attribués à « l’égalité » (notion récusée comme il se doit par les féministes radicales). Dans le féminisme « bourgeois », ce point de départ est aussi un point d’arrivée et l’on se borne à défendre la cause des femmes. Le féminisme radical, lui, part de la situation des femmes pour l’intégrer à une transformation sociale globale : les variantes simples ajoutent la lutte des femmes aux autres luttes ; les variantes plus subtiles recombinent sexe et classe, ou sexe, classe et race, voire sexe et écologie 8. Dans tous les cas, la place des femmes dans l’histoire étant posée comme essentielle, il n’y a rien d’abusif à définir ces positions et ces courants comme féministes.
Qualifier une personne ou une activité de féministe n’a rien d’un dénigrement. Car pour nous, réagir contre l’oppression et la subordination infligées aux femmes est un combat nécessaire. Seul l’adepte du « tout ou rien » reste indifférent devant ce qui améliore la condition des femmes. A ce titre, comme d’autres formes de résistance, le féminisme est inséparable du mouvement général vers l’émancipation humaine. A ce titre aussi, comme pour d’autres formes de résistance, il importe d’en voir la portée et les théorisations qu’il se donne 9. S’il y a toujours eu des femmes pour lutter, il n’y a vraiment de mouvement féministe que sous le capitalisme, parce que ce système introduit une contradiction autrefois inconnue :
Bien que la subordination millénaire des femmes permette de moins les payer et de les cantonner dans des emplois dévalorisés, leur salarisation les met aux côtés des salariés masculins et les pousse à revendiquer l’égalité dans le travail (à travail égal, salaire égal) comme dans le reste de la vie (égalité des sexes à la maison, dans l’espace public, en politique, etc.). Le statut inférieur persiste, mais est remis en question. Les femmes restent subordonnées tout en vivant la condition « unisexe » de prolétaire ou de patronne. Dans les pays et régions capitalistes les plus « avancées », elles se trouvent beaucoup moins qu’autrefois inégales des hommes, notamment dans le salariat, tout en tenant comme auparavant un rôle de mère et de ménagère qui continue à peser sur elles comme une contrainte supposée naturelle.
Tant qu’un mouvement prolétarien – hommes et femmes – n’a pas la force de s’attaquer au capitalisme et de supprimer à la fois le travail et le capital, les mouvements féministes seront condamnés à agir dans cette contradiction, et à revendiquer pour les femmes d’être traitées à égal des hommes, bénéficiant notamment des mêmes droits dans le monde du travail 10. L’exigence d’égalité étant loin d’être réalisée, même dans les pays dits modernes, on ne se trompera pas en prédisant un avenir à toutes les variétés de féminisme, des plus modérées aux extrêmes, chacune étant persuadée de défendre le « vrai » féminisme. Comme leurs efforts butent sur des réalités que le féminisme, à supposer qu’il le veuille, ne peut bouleverser à lui seul, il est inévitable que son action privilégie le Droit (égaliser, c’est légaliser), la pédagogie (enseigner le genre à l’école, dans les médias et dans le milieu militant) et le langage (correction du vocabulaire).
Salle de travail
Les insurrections passées ont généralement maintenu la soumission des femmes. En fait, elles ont aussi peu entamé la subordination féminine qu’elles ne s’en sont pris au cœur du capitalisme. Une limitation va avec l’autre : les groupes (le plus souvent animés par des femmes) qui ont tenté de bouleverser les hiérarchies sexuées se sont retrouvés aussi minoritaires dans l’ensemble du mouvement que l’ont été les efforts de dépassement du travail salarié, d’abolition du travail en tant que travail. Dans l’Espagne de 1936-39, les Mujeres libres étaient autant marginalisées que les Amis de Durruti 11.
Ce n’est pas que les intentions, ni parfois les tentatives aient manqué. La critique de la famille, par exemple, est un thème récurrent chez les anarchistes comme chez les communistes. Au lendemain de 1917, la révolution russe a donné lieu à des essais pour transformer le quotidien du couple et mettre fin à l’oppression des femmes : crèches, cantines et laveries collectives déchargeraient les femmes des tâches domestiques qui l’enferment au foyer et l’empêchent de participer à la vie collective. Certes celle-ci était largement identifiée aux activités politiques dirigées par le parti, et faute de moyens l’expérience a tourné court, mais au moins avait-on repéré un point charnière dans le rapport quotidien femme/homme.
De même, Engels manifeste une profonde volonté d’abolition de la famille, et l’un des buts de son Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat est de montrer comment s’était formée la famille monogame, comment le capitalisme en sape les bases, et comment elle se dissoudra dans le socialisme.
Cependant, pour Engels comme pour l’immense majorité des communistes à son époque et jusqu’au dernier tiers du 20e siècle, la condition du changement, ce sera l’extension à tous et toutes du travail, en partie réalisée par le capitalisme et que la société future prolongera à sa façon. Selon lui, l’industrialisation capitaliste libère potentiellement les femmes en les salariant, et le socialisme rendrait cette libération effective.
Schématiquement, du 19e siècle à la guerre d’Espagne, voire au-delà, le programme révolutionnaire maximal (porté par un petit nombre, répétons-le) consistait à généraliser le travail, un travail sans capital, et à créer une communauté de travailleurs associés organisant au bénéfice de tous une production planifiée, sans marché ni patrons. On espérait résoudre la question féminine de la même façon que l’ensemble de la question sociale, la solution étant la même pour émanciper les prolétaires et les femmes : l’« association libre et égalitaire des producteurs », écrivait Engels.
Sans doute une critique du travail et de l’économie était-elle à peine envisageable à l’époque : globalement, malgré des exceptions et des intuitions, les prolétaires se donnaient pour but de libérer le travail, non de se libérer du travail.
La vie d’une société est déterminée par sa façon d’assurer la production de ses conditions d’existence, c’est-à-dire ses rapports sociaux, ses bases matérielles et le renouvellement des générations. Toute société doit donc régler sa reproduction, y compris celle des enfants, et il ne sert à rien de nier cette contrainte en imaginant de se débarrasser du fardeau de la production, en automatisant et robotisant tout, et en faisant naître les bébés en laboratoire. La question est celle de la place qu’occupe la production dans la vie humaine.
Laissons (provisoirement peut-être) de côté les sociétés dites primitives et les mondes précapitalistes. Depuis l’avènement du capitalisme industriel, en tout cas, la production des conditions matérielles d’existence est devenue cette réalité appelée économie, progressivement autonomisée du reste de la vie, jusqu’à devenir à l’époque moderne une sphère distincte, avec séparation entre l’espace-temps consacré à gagner de l’argent (le travail) et les autres activités. Tout acte productif n’est que productif, c’est-à-dire productif de valeur. Les millions d’heures consacrées à bricoler, cultiver son potager et aider le voisin à réparer son toit n’existent qu’en marge du travail salarié, le seul qui « rapporte » l’argent sans lequel ces activités « gratuites » seraient impossibles.
Si la division du travail s’impose à tous, elle pèse plus encore sur les femmes : parce qu’elles ont la capacité de produire les enfants, elles se trouvent spécialisées dans cette production-là, même quand elles travaillent hors du foyer, ce qui est de plus en plus le cas. Coïncidence du vocabulaire, à la maternité, la salle de travail voisine avec celle de l’accouchement. Tant que nous serons dominés par la production des moyens de vivre, production incluant la reproduction des enfants, la société exercera un contrôle sur les femmes et les obligera à tenir ce rôle spécifique (qui n’exclut pas les autres rôles), entraînant pour elles une place inférieure.
La solution ne consiste pas à faire produire par des machines, mais à créer une société où l’acte productif ne sera pas uniquement productif, ce qui vaut aussi pour la « production » des enfants. Les enfants de qui, d’ailleurs ? Dans le communisme, même si l’enfant sort du ventre d’une femme, il ne sera pas « à elle », avec toutes les obligations qui aujourd’hui s’y attachent pour lui et pour elle. Dans un monde sans propriété privée, l’enfant ne sera la propriété de personne, pas même de ses parents, biologiques ou non, quoiqu’on suppose qu’il ait avec eux une relation « particulière ». Cet horizon paraît certainement aujourd’hui aussi lointain qu’une société sans argent ni État : l’instinct maternel n’est pourtant pas un « fait de nature », la condition maternelle et la condition enfantine non plus.
La réponse à la « question des femmes » n’est pas dans le rapport homme/femme, parce que ce rapport n’a pas sa cause en lui-même.
Seul produire sans que la production pèse sur la société pourra faire que les femmes cessent d’être définies par la fonction productive d’enfants. L’enfant sortira toujours du corps d’une femme, mais ce fait ne définira plus les femmes. Reste à voir ce qui définirait « hommes » et « femmes ». En tout cas on pourra être « femme » sans être mère. La maternité n’entraînera plus la subordination. La biologie cessera d’être un destin.
Sexes et révolution
Dans une future révolution, tout dépendra de ce que feront insurgées et insurgés 12.
La famille assigne une fonction spécifique aux femmes parce que la famille tourne autour de sa propre reproduction, donc des enfants et de la maternité, et les femmes y sont aussi, sinon avant tout, des mères. Une insurrection qui s’en prendra à la propriété privée, au travail en tant que travail, interrompra puis bouleversera ce rôle « féminin » qui est d’abord un rôle familial.
Une transformation de cette ampleur est difficile à imaginer, mais rappelons qu’une insurrection renverse toutes les habitudes : on ne dort pas « chez soi », on ne mange pas « chez soi », les enfants ne sont plus seulement les enfants de « leurs » parents, et le changement du rapport adulte/enfant change le rapport homme/femme. L’affrontement contre le capital et l’Etat ne dissout pas automatiquement les autres oppressions, mais il bouscule les rôles : l’insurgée cesse d’agir en appendice du prolétaire mâle, et l’irruption des enfants sur la scène publique secoue les comportements et les valeurs.
Jusqu’ici, dans presque toutes les tentatives révolutionnaires, les participantes agissaient en femmes de prolétaires : dans l’insurrection communiste, les femmes agiront en qualité de prolétaires femmes. La femme avec un talent pour manier les armes restera dans la rue au lieu de rentrer s’occuper des enfants, et l’homme qui aime cuisiner suivra son penchant, en attendant que les rôles fluctuent et se mêlent, mais il s’agira de beaucoup plus. Une re-répartition des tâches entre sexes ne supprimera pas plus la domination masculine que la polyvalence ne supprimera ipso facto le travail. On se débarrassera en même temps du travail et de la famille – ou pas du tout.
Inversement, tant qu’un mouvement demeure dans les limites de la négociation capital/travail ou de la revendication démocratique, y compris par des moyens violents, les femmes n’en feront pas beaucoup plus que les hommes, et finiront à la place qui est couramment la leur : le foyer domestique, sous une forme ou une autre (y compris via la case « cantine collective »)
La domination masculine ne mourra pas de sa belle mort. Le processus impliquera des conflits homme/femme (comme il y en aura d’ailleurs entre prolétaires – hommes et femmes – radicaux et réformistes). Les piqueteros et les insurgés d’Oaxaca ont donné quelques exemples de la nécessité et de la difficulté de résoudre de tels conflits. Une révolution qui s’avérerait incapable d’affronter la question des sexes serait également incapable du reste.
La façon dont la révolution assurera aussi bien sa propre reproduction que celle de ses participants décidera de son avenir.
Dire que le rapport travail salarié/capital structure le monde, ne signifie pas que le monde ne tienne que par lui. Car dans ce rapport la famille joue un rôle nécessaire, et la subordination féminine est un des piliers du système : il faut donc aussi s’en prendre à cette subordination pour détruire le rapport travail salarié/capital.
G.D., juillet 2016 13
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NOTES
1 Certaines questions abordées ici l’ont été, différemment, dans la brochure Du féminisme illustrée en 2015. Elle comprend un article que j’avais publié sous le pseudonyme de Constance Chatterley dans la revue Le Fléau Social ( n° 5-6, 1974) ainsi qu’un entretien réalisé en 2015. On y trouvera abordé d’autres thèmes.
2 Je recommande en outre la lecture du numéro spécial « Genres et classes » d’Incendo paru en octobre 2012.
3 Une des forces de la bourgeoisie contemporaine est de faire croire qu’elle n’existe pas (ou plus). Aux sceptiques qui doutent de la persistance d’une classe bourgeoise consciente de ses intérêts et organisée pour les défendre, nous conseillons les études de Monique et Michel Pinçon-Charlot, entre autres Sociologie de la bourgeoisie, Repères-La Découverte, 2007.
4 La théorie du travail domestique comme travail reproductif, structurellement indispensable au capital, se donne pour but d’intégrer la subordination féminine dans l’exploitation capitaliste afin de combler une lacune chez Marx. Pas trop de modestie quand même : cette théorie prétend apporter rien moins qu’une définition (la bonne, celle du Capital étant jugée incomplète) du rapport salaire/capital.
Selon cette thèse, le travail domestique fait baisser le coût de la force de travail : si l’ouvrier devait dîner au restaurant ou acheter des plats tout préparés, porter son linge à la laverie, etc., il dépenserait plus que si une femme fait chez lui et pour lui cuisine, lavage, etc. Grâce à l’activité non payée de cette femme, le patron réaliserait une économie, et il faudrait considérer cette activité comme un travail dont profite gratuitement le capital qui y trouve une de ses sources vitales et permanentes de valorisation. Cette analyse revient à étendre la notion de surtravail (la part de la journée de travail au-delà du travail nécessaire à la reproduction de la force de travail, donc part « gratuite » et origine du profit patronal) au travail domestique non rétribué.
La thèse ne s’arrête pas là. Non seulement le travail ménager est aussi nécessaire au capital que celui effectué en entreprise, mais il est théorisé comme le plus nécessaire, car sans les enfants dont la mère s’occupe gratuitement, sans venue d’une nouvelle génération de travailleurs, la reproduction du capital s’arrêterait (évidence dont personne ne doute, mais les évidences ne sont pas le meilleur outil pour comprendre le monde). Le travail reproductif non payé des femmes serait donc essentiel et central, sinon le plus productif de tous. Les femmes produisant les enfants sans lesquels il n’y aurait ni société ni capitalisme, elles se voient attribuées un rôle productif au même titre que tout facteur de (re)production sociale, et en fait un rôle déterminant.
Tout dépend du sens donné aux mots. On peut appeler exploitation le fait que le mari se mette les pieds sous la table, mais cette exploitation-là ne joue pas le même rôle social que les heures passées par ce mari (et/ou par sa femme) en entreprise. De même, quoique le travail scolaire puisse préparer le lycéen à un futur rôle productif de valeur, il est abusif de considérer qu’apprendre ses leçons reproduise du capital à ce moment-là.
Si chacun est libre de l’emploi de ses mots, encore faut-il que le sens choisi reste cohérent avec la théorie à l’intérieur de laquelle chacun affirme se situer. En l’occurrence, les tenants de la thèse que nous examinons n’entendent pas remplacer la théorie marxienne du salaire et de la plus-value par une autre, seulement la compléter et la corriger.
Or, si la thèse du travail ménager reproductif disait vrai, l’ouvrier célibataire coûterait plus cher et nous verrions son patron obligé de le payer davantage que l’ouvrier vivant en couple. Et la salariée célibataire devrait logiquement elle aussi recevoir un salaire supérieur.
Ce n’est pas le cas.
Que les tâches ménagères soient également partagées (cas le moins fréquent), ou que le mari « profite » de sa femme, cela ne change rien à la reproduction du capital, car nous n’avons pas affaire ici à un profit d’entreprise. Une famille n’est pas assimilable à un atelier d’usine. Des hommes, voire des robots, effectueraient-ils les corvées quotidiennes que le profit du patron n’en serait pas modifié. Le salaire rémunère le coût de la reproduction de la force de travail, c’est-à-dire du travailleur lui-même et, s’il en a une, de sa famille.
Qui plus est, la réalité du monde du travail contredit l’idée du travail domestique féminin comme la structure nécessaire sans laquelle le capitalisme ne saurait exister. Cette thèse suppose que la vie de famille soit pour les travailleurs une pratique quasi universelle, alors que beaucoup connaissent d’autres conditions : célibat, logement en dortoir, en immeuble où cohabitent couples et célibataires, etc. Traditionnellement, les mineurs vivaient en famille près des puits, mais ce n’est plus le cas des mines à ciel ouvert loin de toute agglomération. Les ouvriers du bâtiment en long déplacement et le personnel des plates-formes pétrolières ne retrouvent pas le soir une ménagère pour s’occuper d’eux. Des millions d’hommes et femmes célibataires venus d’Asie travailler dans les services et sur les chantiers du Moyen Orient habitent des containers, des tentes, des baraques de chantier ou chez leur patron.
Au fond de cette théorie, il y a la conviction que la valeur n’est pas créée uniquement par le travail productif sur ce que l’on appelle un lieu de travail (une chaîne de montage, un atelier textile, un bureau de poste, un cargo, une conserverie, etc.), mais un peu partout, à l’université, à l’hôpital, dans la rue, et d’abord au sein du foyer familial, et toute la société fonctionnerait comme une « usine sociale ».
Une telle position va à l’opposé de Marx. Pourquoi pas, après tout, si l’auteur du Capital a tort, mais en ce cas on est en droit d’attendre une réfutation, pas une théorie contraire présentée comme un enrichissement.
Ce qu’opèrent ces théoriciens, c’est un dédoublement. La classe exploitée se déplie en deux : la classe du travail (prolétaires masculins et féminins), et la catégorie ou le groupe (on évite le mot classe) « femmes », défini par le travail reproductif. Le but est politique : élargir le sujet révolutionnaire jusque-là trop étroit. Le « monde du travail » au sens traditionnel s’étant avéré incapable de changer le monde, il suffirait d’étendre la notion de travail à presque toute la société pour obtenir désormais à la fois la quantité (le travail reproductif d’enfants étant supposé central et les femmes composant la moitié de l’humanité) et la qualité (les mouvements des femmes et de diverses minorités poussant le vieux monde du travail à sortir de son identité ouvrière et de son réformisme). Avec un sujet révolutionnaire si large et si profond, en effet, tout devient simple.
Pour d’autres développements sur ce thème, voir Federici contre Marx.
5 De nos jours, l’enfant mâle a perdu son droit privilégié à la succession, et l’ADN simplifie la recherche de paternité. Le mari n’a plus besoin d’enfermer l’épouse à la maison pour garantir l’origine de sa progéniture. Accessoirement, la GPA permet d’avoir « son » enfant, avec ses gênes, non ceux d’un autre : la mère porteuse se borne à porter, l’embryon n’est pas le sien, et le couple demandeur sera sûr que l’enfant est bien de lui et à lui. La propriété familiale renouvelée par la haute technologie.
6 La normalisation des mœurs suit son cours : dans un pays comme la France, la pénalisation des violences conjugales inclut désormais celles vécues au sein de couples de même sexe, tandis que juristes et sociologues débattent du concept de mari battu.
7 Aux États-Unis, on utilise le mot « race » mais, pour éviter de parler de « Blanc », on a officiellement recours à une race « caucasienne », et les services d’immigration classaient autrefois les Finlandais parmi les « Asiatiques ».
8 Dans la combinaison « classe + genre », tout est affaire de dosage. L’un des deux facteurs domine-t-il l’autre et, si oui, lequel ?
Fausse question, répondent certains (dont la revue Théorie Communiste, n° 23, 2010, et n° 24, 2012) : l’histoire serait bien animée par deux contradictions (classe et sexe), mais prises dans une dynamique unique. Réponse subtile, revenant à dire que les deux coexistent.
Pour le prouver, ils recourent au concept d’« augmentation de la population comme principale force productive ». Population ? Les 66 millions de personnes, nourrissons inclus, composant la population française, ne peuvent être toutes productives de valeur pour un capital. Alors de qui parle-t-on ?
Révolution du vocabulaire. Quand ils écrivent population, cela ne veut pas dire population, seulement « force productive du travail ». Là, on comprend : sans enfant, pas de renouvellement de la force de travail, pas de capital. Mais alors pourquoi théoriser « la population » ? Pourquoi faire comme si mettre des enfants au monde et les élever étaient en soi productifs de valeur ? Ces enfants ne le deviendront que lorsque (et si) ils sont embauchés par une entreprise pour y travailler, ce qui bien sûr ne sera pas le cas de tous. Quoique les tenants de cette thèse sachent que les prolétaires sont la principale force productive, les remplacer par la population permet d’introduire le « groupe femmes » (pas celui des femmes prolétaires, mais l’ensemble les femmes) dans la théorie du capital et du travail, puisque ce sont les femmes qui mettent au monde la population.
Comme on l’a vu [note 3], des féministes marxistes considèrent le travail domestique comme un travail productif de valeur (parce que producteur d’enfants eux-mêmes futurs travailleurs) au même titre que l’activité du salarié en entreprise. Parce que féministes, ces théories cherchent à démontrer qu’au fond le capitalisme repose sur la subordination féminine. Aussi reprennent-elles chez Marx ce qui les arrange, et laissent de côté ce qui les contredit (c’est-à-dire rien moins que l’analyse de la création de valeur par la mise au travail productif).
Cette thèse du « travail ménager reproductif », thèse indispensable au féminisme marxiste, Théorie Communiste la reprend, mettant les femmes (pas seulement les femmes prolétaires, non, les femmes) au centre de l’histoire. Avec cette différence qu’ici le centre est assez large pour qu’y coexistent à la fois les femmes et les prolétaires (hommes et femmes). Évidemment, au lieu de dire « les femmes », ce qui serait de l’humanisme idéaliste vulgaire, ou de parler de classe des femmes (quand on se veut marxiste, c’est la limite à ne pas dépasser), TC théorise un « groupe femmes » présenté comme aussi important que la classe. Car c’est lui qui sera censé mettre fin à la hiérarchie sexuée, tâche dont la classe (les prolétaires des deux sexes) à elle seule serait incapable car les hommes y dominent.
Le féminisme donne la priorité aux femmes. Le féminisme marxiste, c’est la double priorité. Mais quelle réalité reste-t-il à une priorité quand il y en a deux à la fois ? Nous pensions que le capitalisme se caractérisait par le rapport capital/travail, bourgeois/prolétaires. Erreur, nous explique aujourd’hui TC, le capitalisme est une société de classes et de genre, les deux. Contradiction ? Seulement pour ceux qui n’ont pas saisi que le concept de subsomption justifie tout : le montage intellectuel tient. Au théoricien, rien d’impossible.
Concluons, provisoirement peut-être, sur une touche positive. Puisque TC certifie qu’on n’a rien compris à la théorie révolutionnaire tant qu’on n’y a pas intégré le genre, et que ce groupe a découvert le genre vers 2008-2010, il est permis de porter au grenier les 22 premiers numéros de cette revue, afin de réserver toute son énergie à suivre la dialectique genre/classe exposée depuis dans la revue.
9 Les suffragettes représentaient une aspiration bourgeoise-démocratique, et celles, comme Sylvia Pankhurst, qui se sont radicalisées jusqu’à devenir communistes, ont dû pour cela changer de terrain social et politique, par exemple en s’opposant à l’Union Sacrée de 1914. L’activité démocratique (lutter pour le droit de vote des femmes) dans les quartiers de l’East End, avait conduit S. Pankhurst à participer de plus en plus aux luttes ouvrières, à rejoindre les socialistes révolutionnaires, enfin à fonder en 1919 le premier parti communiste en Angleterre. A la même époque, aux revendications du monde du travail, les femmes socialistes ajoutaient des exigences féminines spécifiques, mais sans sortir des limites du mouvement ouvrier. Au contraire, la déflagration sociale des années 1970 a fait se croiser (brièvement) des ouvrières en lutte pour l’égalité au travail et dans la vie quotidienne, et des femmes issues des classes moyennes et organisées contre la subordination féminine. La convergence n’a pas survécu au déclin des agitations dans l’usine et dans la rue, mais elle donne une idée de la force d’une poussée sociale qui fait éclater les catégories.
10 Qui dit droits dit devoirs : promue « l’égale » de l’homme, la salariée sera souvent forcée d’accepter les mêmes obligations que son collègue masculin. Le recul des discriminations sexuées au travail est un acquis… et parfois une arme à double tranchant, comme lorsque le parlement français a levé en 2000 l’interdiction du travail de nuit pour les femmes. L’égalité professionnelle capitaliste ne sera jamais qu’une égalité dans le travail, une égalité d’exploité(e)s. Ou alors, il convient de revendiquer pour les femmes un traitement égal mais accompagné de mesures spécifiques… justifiées par la spécificité féminine, ce qui réinstalle les femmes dans la famille, dans un rôle de mère.
11 Dans l’Espagne des années 1930, les Mujeres Libres étaient une organisation de femmes anarchistes pour qui la révolution sociale n’avait pas de réalité sans l’émancipation parallèle des femmes. Le groupe des Amis de Durruti réunissait une minorité anarchiste opposée à la participation gouvernementale de la CNT et au cours de plus en plus anti-révolutionnaire de la guerre civile espagnole.
12 Sur ce que ferait une révolution future, voir Bruno Astarian, Activité de crise et communisation, 2010.
Communisation, troploin, 2011 et G. Dauvé, De la Crise à la communisation, à paraître chez Entremonde, chapitres 3 (« Se défaire du travail ») et 5 (« L’Insurrection créatrice »).
13« N’avez-vous pas oublié quelque chose ? », nous demandera-t-on peut-être: « Vous n’avez rien dit du genre !» En effet, et nous savons que l’absence du mot – et du concept – dans notre exposé suffira à le rendre nul et non avenu aux yeux de certains lecteurs, mais ce n’est pas pour eux que nous écrivons. Pour les autres, quelques lignes d’explication, inspirées des pages 32-33 du Féminisme illustré (cf. ci-dessus note 1) :
Qu’apporte ce concept ? Une distinction. Le sexe, c’est le pénis ou le vagin en tant que donnée physiologique due à la naissance. Le genre, c’est ce que fait la société de ce pénis ou de ce vagin : en général, jusqu’ici la société a obligé l’être avec pénis à se conduire comme ceci, et l’être avec vagin comme cela, mais désormais, nous assure-t-on, distinguer le genre du sexe va permettre de sortir des rôles imposés. Le genre, c’est le sexe social, contraint aujourd’hui, libéré bientôt, ou aboli, ce qui revient à peu près au même.
Il me semble plutôt que notre époque a produit le concept de genre pour rationaliser un problème qu’elle est incapable d’affronter.
L’assignation ancestrale des femmes à la maternité et à un rôle au foyer est en décalage avec l’extension du salariat et l’évolution des normes sociales correspondantes. Le capital a tendance à faire profit de tout, à embaucher quiconque lui rapporte et à vendre tout ce qui s’achète. Le Manifeste Communiste n’est pas le seul texte à souligner comment le capitalisme sape les fondements de la tradition, de la religion, de la morale, de la culture et des mœurs : on peut seulement reprocher à Marx et Engels d’anticiper un peu vite en annonçant que « la grande industrie détruit tout lien de famille pour le prolétaire ».
Un siècle et demi plus tard, la société est confrontée à l’inévitable revendication d’égalité des femmes salariées, revendication qui logiquement déborde le lieu de travail pour concerner d’autres aspects de la vie. La société contemporaine est obligée de penser la contradiction d’un capitalisme égalisateur qui en même temps entretient l’inégalité des sexes.
C’est là que la notion de genre trouve son utilité sociale. Le monde préindustriel organisait les rôles sexuels selon des normes rigides, variables selon les cas, mais dont l’évolution était lente. Ces normes ne fonctionnent plus, ou mal. La millénaire subordination des femmes trouvait un semblant de justification dans le constat qu’en général elles ne faisaient pas le même travail que les hommes, leur étaient « différentes » et donc inférieures. La salarisation féminine massive bouscule tout cela, pourtant la subordination persiste : une prof d’université a des responsabilités importantes sur son lieu de travail, y compris du pouvoir sur des hommes, avant de se voir traitée en inférieur dans la rue, peut-être à la maison. Cette contradiction crée un dédoublement mental entre un donné biologique indéniable (appelé sexe) et une réalité historico-sociale (appelée genre depuis les années 1970).
D’où la distinction entre un sexe naturel et un genre social, afin de pouvoir faire en sorte que les rôles ne soient plus imposés mais choisis. Exiger la liberté de chacun contre le prétendu destin a une tournure contestataire qui ravit les uns et en effraye d’autres : parler de genre devient officiellement synonyme de progressisme, lui préférer le mot « sexe » passe pour preuve de conservatisme. Mais de quel social s’agit-il ? L’opposition du « social » au « naturel » n’est un progrès que si l’on comprend la société pour ce qu’elle est, c’est-à-dire non pas une addition de comportements et de choix, mais un ensemble de relations déterminées par des rapports de production. Car si le statut des femmes découle d’une construction sociale, mais que celle-ci dépende simplement de notre libre arbitre appuyé sur une pédagogie réformatrice, il suffira pour s’en extraire de le vouloir vraiment.
La théorie du genre est bien en phase avec l’idéologie démocratique et libérale, qui croit possible l’égalité dans un monde inégal.
La vulgarisation de la distinction sexe/genre n’est pas le signe que nos contemporains – femme et homme – auraient élargi leur marge ou leur exigence de liberté. Elle témoigne de contradictions qu’ils sont incapables de maîtriser, et dont la compréhension les dépasse.
Le genre s’est imposé sur la place publique alors que la classe s’y voyait disqualifiée. Parler de genre, c’est parler de domination. Pourtant les hommes n’ont pas dominé et continuent à dominer les femmes pour le seul plaisir de dominer : encore faut-il qu’ils y trouvent un intérêt matériel. Cela nous renvoie à ce qui structure cette société, c’est-à-dire à des rapports sociaux dont la domination sexuée n’est qu’un aspect, certes nécessaire, mais qui n’est pas le fondement.
Il n’est pas neutre de se référer au « genre ». Un concept sert à réunir des éléments en les séparant d’autres inévitablement minorés. Partir de la classe, c’est attribuer un rôle secondaire à individu, strate, catégorie, ethnie, etc. Partir du genre c’est considérer en priorité une activité sociale à partir du critère de rôle sexué (imposé ou choisi), et dès lors mettre au second plan les rapports de production et la possibilité de mettre à bas ce système.
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